Dix-huit
En rentrant du lycée, je trouve Damen qui m’attend sur les marches du perron. Son sourire dissipe instantanément les nuages et les doutes. Une question pourtant me turlupine. Je suis certaine de ne pas avoir indiqué son nom au gardien de la résidence.
— On t’a laissé entrer ?
Il se lève et frotte son jean noir de grande marque avant de me suivre à l’intérieur.
— Un peu de charme et une grosse voiture, ça marche à tous les coups. Tu as passé une bonne journée ?
J’ai conscience d’enfreindre la règle de prudence la plus élémentaire – ne jamais inviter un étranger chez soi, même s’il s’agit de son petit ami potentiel.
Je le regarde en douce. Je suis tentée de lui raconter des salades, parce que, il a beau hocher la tête avec application, je suis sûre qu’il ne m’écoute pas. Il a l’air distant, préoccupé.
— Oh, la routine, quoi ! La remplaçante a juré de ne plus jamais revenir et Mme Machado m’a fait jurer de ne plus jamais revenir moi non plus...
Je me rends à la cuisine, ouvre le frigo et lui propose une bouteille d’eau, qu’il refuse, préférant siroter sa boisson rouge.
— Et toi ? Tu as fait quoi ?
— Un tour en voiture, un peu de surf, et puis j’ai attendu que la cloche sonne pour te retrouver.
— Si tu étais venu en cours, tu n’aurais pas eu besoin d’attendre, tu sais.
— J’essaierai d’y penser demain.
Adossée au bar, je joue nerveusement avec le bouchon de ma bouteille, mal à l’aise à l’idée de me retrouver seule avec lui dans cette grande maison vide, avec tant de questions sans réponse, sans savoir par où commencer.
— On va à la piscine ? dis-je, dans l’espoir que l’air frais me fera du bien.
Il fait non de la tête.
— On monte plutôt dans ta chambre ?
— Comment sais-tu qu’elle est en haut ?
Il éclate de rire.
— C’est généralement le cas, non ?
J’hésite entre laisser les choses suivre leur cours et trouver un moyen poli de le mettre à la porte.
Il me prend la main.
— Allez, viens, je ne mords pas, je t’assure.
Son sourire est tellement irrésistible, sa main si douce... Je me surprends à monter l’escalier en priant pour que Riley ne soit pas là. Mais à peine sommes-nous arrivés en haut qu’elle déboule comme une avalanche.
— Ever, pardon ! Je suis désolée ! Je ne voulais vraiment pas me fâcher avec... Oups !
Elle s’arrête net et nous dévisage tour à tour avec des yeux ronds comme des Frisbee.
Moi je poursuis mon chemin, comme si de rien n’était, en croisant les doigts pour qu’elle ait la bonne idée de disparaître. Et de ne revenir que beaucoup plus tard.
— On dirait que tu as laissé ta télé allumée, observe Damen en entrant dans la salle de jeu.
Pendant ce temps, et malgré mes coups d’œil furieux, Riley trottine à côté de lui en le détaillant des pieds à la tête, les deux pouces en l’air pour manifester son approbation enthousiaste.
J’ai beau la supplier du regard, elle fait la sourde oreille et s’affale sur le canapé, les pieds sur les genoux de Damen.
Je fonce dans la salle de bains, furieuse qu’elle n’ait pas saisie le message et pris la tangente. En plus, je sais que, d’une minute à l’autre, elle est capable de commettre une folie que je ne pourrais jamais expliquer. Je me débarrasse de mon sweat-shirt et me dépêche de faire une toilette sommaire, me brossant les dents d’une main, me passant du déodorant de l’autre, et recrachant le dentifrice tout en enfilant un tee-shirt blanc propre. Je défais ensuite ma queue-de-cheval, mets du baume à lèvres, une goutte de parfum, et ressors en trombe pour trouver Riley en train d’inspecter les oreilles de Damen.
— Viens sur le balcon. La vue est incroyable, dis-je pour faire diversion.
Il secoue la tête et tapote le coussin.
— Plus tard.
Riley saute de joie.
Il est là, assis en toute innocence sur un canapé où il se croit seul, alors que ce picotement dans l’oreille, ce genou qui gratte, ce courant d’air dans le cou sont le résultat des charmantes attentions de ma petite sœur.
Je lance un regard appuyé à Riley et tourne les talons en espérant que, cette fois, elle sera assez maligne pour me suivre.
— Oh, j’ai oublié ma bouteille d’eau dans la salle de bains.
Damen se lève.
— Laisse, j’y vais.
Il passe entre la table basse et le canapé en évitant soigneusement les jambes de Riley. Laquelle me jette un regard effaré, que je lui rends, et pouf ! Elle a disparu.
À son retour, Damen me passe la bouteille et marche résolument là où, deux minutes plus tôt, il avait pris soin de contourner l’obstacle.
— Qu’y a-t-il ? Questionne-t-il, remarquant mon regard éberlué.
Je réponds d’un geste désinvolte et me concentre sur la télé en me répétant qu’il s’agit d’une coïncidence. Il ne peut pas y avoir d’autre explication.
— J’aimerais bien savoir comment tu fais !
Pelotonnés sur une chaise longue au bord de la piscine, nous venons de dévorer une pizza, enfin, surtout moi, car Damen mange plutôt comme un mannequin que comme un garçon. Du genre à picorer, chipoter, jouer avec la nourriture, avaler une mini bouchée, repiquer... En fait, il a surtout bu son truc rouge.
— Comment je fais quoi ? demande-t-il, le menton posé sur mon épaule, les bras autour de ma taille.
— Tout ! Tu ne fais jamais tes devoirs, et pourtant tu connais les réponses. Il suffit que tu attrapes un pinceau, que tu le trempes dans de la peinture, et voilà, en trois coups de cuiller à pot tu nous fais un Picasso plus réussi que l’original ! Et en sport ? Tu es mauvais ? Mal coordonné ? Allez, quoi ! Dis-le-moi !
— Voyons voir... me souffle-t-il dans le creux de l’oreille. Je n’ai jamais été très bon au base-ball. En revanche, je suis un footballeur de classe internationale et suis plutôt doué sur une planche de surf, enfin je crois.
— En musique, alors. Tu n’as pas d’oreille ?
— Passe-moi une guitare, un piano, un violon, même un saxophone, et tu verras.
— Bon, alors c’est quoi, ton point faible ? Tout le monde est nul dans au moins un domaine ! Dis-moi ce que tu ne sais pas faire.
Il resserre son étreinte.
— Pourquoi tiens-tu à le savoir et perdre tes illusions à mon sujet ?
— Parce que j’ai horreur de me sentir aussi pâlotte et maigrichonne à côté de toi. Je suis nulle dans tellement de domaines... J’aimerais bien qu’il y ait au moins une chose que tu ne saches pas faire, toi non plus.
— Tu n’es pas nulle, rétorque-t-il gravement, le nez dans mes cheveux.
Je tiens bon. Je veux savoir, j’ai besoin de quelque chose qui le rende plus humain, même un tout petit peu.
— Juste une chose, s’il te plaît. Même si tu dois mentir, c’est pour la bonne cause, pour mon moral.
J’essaie de me retourner pour le regarder, mais il m’empêche de bouger et me dépose un léger baiser sur l’oreille.
— Tu veux vraiment le savoir ?
Je fais oui de la tête, mon cœur s’emballe, mon sang bat à mes tempes comme un courant électrique.
— Je suis nul en amour.
Je regarde pensivement le foyer du barbecue sans trop comprendre. Je voulais qu’il me réponde, évidemment, mais pas sur un ton si grave.
— Euh... tu veux bien préciser ? dis-je avec un glousse ment nerveux, car, cette fois, je ne suis pas trop sûre de vouloir une réponse.
Je crains qu’il n’y ait un rapport avec Drina, sujet que je préfère éviter.
Il me serre fort dans ses bras, la respiration lente et profonde. Il reste immobile si longtemps que j’ai l’impression qu’il ne va jamais répondre.
— Je finis toujours par... décevoir, lâche-t-il énigmatiquement, refusant d’en dire plus.
Je m’écarte pour le regarder en face.
— Mais tu n’as que dix-sept ans. Donc ça signifie combien de déceptions, exactement ?
— Viens te baigner, élude-t-il.
Ce garçon est vraiment formidable : il a toujours un maillot de bain dans son coffre.
— Eh oui ! On est en Californie, on ne sait jamais quand on peut en avoir besoin, explique-t-il avec un sourire désarmant. J’ai aussi une combinaison de plongée. Tu crois que je devrais aller la chercher ?
Je nage là où l’eau est la plus profonde.
— Je ne peux pas dire. À toi de voir.
Il s’approche du bord et fait mine de tremper le bout de son orteil.
— Interdiction de tester, il faut sauter !
— J’ai le droit de plonger ?
— Tu as le droit de faire ce que tu veux : une bombe, un plat, n’importe quoi !
Il exécute un magnifique saut de l’ange avant de refaire surface à côté de moi.
— Génial ! apprécie-t-il.
Ses cheveux sont plaqués en arrière, sa peau brille de mille éclats, et de minuscules gouttes sont prises dans ses cils. J’ai l’impression qu’il va m’embrasser, mais, brusquement, il replonge et s’éloigne.
Je respire un grand coup, ravale ma fierté et le suis.
— Ah, c’est mieux comme ça, dit-il en me prenant dans ses bras.
Mes orteils effleurent à peine le fond de la piscine.
— Pourquoi ? Tu as peur quand tu n’as pas pied ?
— Non, je parlais de ta tenue. Tu devrais t’habiller comme ça plus souvent.
J’ai la peau laiteuse dans mon Bikini blanc, et je m’efforce de ne pas me sentir trop minable à côté de son corps musclé et bronzé.
— C’est beaucoup mieux que tes jeans et tes capuches, crois-moi !
Je serre les lèvres sans trop savoir quoi répondre.
— Mais bon, c’est toi qui sais ce que tu as à faire, hein ?
Je le dévisage. Il y a quelque chose dans la façon dont il a dit ça, comme s’il voulait en dire plus. Comme s’il connaissait la raison secrète de mes choix vestimentaires.
— Voilà qui te protégera des foudres de Stacia et de Honor, ajoute-t-il en souriant. Elles n’apprécient pas trop la concurrence.
Il replace une mèche de mes cheveux derrière mon oreille et me caresse la joue.
Je le revois faisant du charme à Stacia avec ses roses blanches, je songe à notre accrochage de ce matin, à la menace que Stacia ne manquera pas de mettre à exécution. Nous nous regardons pendant de longues minutes, au point que mon humeur s’assombrit et que je m’éloigne.
Mais Damen s’élance à ma suite.
— Ever, en ce qui me concerne, il n’y a jamais eu de concurrence.
Je mets la tête sous l’eau et nage vers l’échelle. Je dois me dépêcher si je veux lui dire son fait, car, dès qu’il s’approche, inexplicablement, les mots s’évaporent.
Mes mains et ma voix tremblent. J’aimerais pouvoir arrêter cette scène et revenir en arrière, à notre belle soirée romantique. En même temps, j’ai besoin de lui dire ses quatre vérités, quelles que soient les conséquences.
— Je ne suis jamais sûre de rien avec toi ! Tu souffles constamment le chaud et le froid ! C’est vrai, quoi ! Tu me contemples comme si... comme maintenant, tu vois, et puis hop, l’instant d’après, tu es complètement scotché à Stacia.
Je le regarde sortir de l’eau, ruisselant, si beau que j’ai respiration coupée.
Il ferme les yeux en soupirant, les rouvre, avance d’un pas et m’enlace pour m’obliger à me retourner. Je finis par céder.
— Ever, je... je n’ai jamais eu l’intention de te blesser. Sincèrement. Jamais. Je n’ai jamais voulu te faire de mal. Et je suis désolé si tu as l’impression que j’ai jouée avec tes sentiments. Je te l’ai dit, je ne suis pas très doué pour ce genre de chose.
Il sourit, passe la main dans mes cheveux mouillés et en sort une tulipe rouge.
Je contemple ses larges épaules, son torse ciselé, son ventre musclé et ses mains vides. Pas de manches ni de poches où cacher ses tulipes. Rien que son corps à moitié nu dans son maillot de bain ruisselant, et cette tulipe à la main.
J’ose à peine respirer. Je suis peut-être ignorante, mais je sais très bien que cette fleur n’est pas sortie de mon oreille.
— Comment fais-tu ?
Damen me serre plus étroitement contre lui.
— Comment je fais quoi ?
J’essaie de lutter contre l’exquise sensation de ses mains sur ma peau, cette chaleur qui me donne le vertige.
— Les roses, les tulipes, tout ça...
— C’est magique...
Je m’écarte et me drape dans une serviette. Je me demande dans quelle histoire je me suis fourrée et s’il est encore temps d’en sortir.
— Tu ne peux pas être sérieux deux minutes ?
— Je suis très sérieux, murmure-t-il en remettant son tee-shirt avant de récupérer ses clés.
Frissonnante dans ma serviette mouillée, je le regarde se diriger vers le portail et me faire un signe de la main par-dessus son épaule.
— Sabine est rentrée, lance-t-il avant de se fondre dans la nuit.